Complexité

Comprendre la science des systèmes complexes

Emergence

L'émergence est une propriété fondamentale des systèmes complexes. Malgré son large usage scientifique, le concept d'émergence n'est pas défini de manière univoque et est employé différemment selon les disciplines. Par-delà cette polysémie, une caractéristique fondamentale peut être jugée suffisante pour définir l'émergence. Ce concept central de la science ne va pas cependant sans poser de redoutables problèmes.

 

1) Caractéristique fondamentale

 

Au cours de leur développement, les systèmes génèrent des propriétés qui ne peuvent être expliquées par les propriétés de leurs éléments. Cette propriété est formulée communément par l'idée que le tout est plus que la somme de ses parties. Pour être plus précis, il faudrait plutôt dire que le tout est quelque chose de différent que la somme de ses parties. La science de la complexité peut ainsi définie comme l'étude des phénomènes qui émergent d'un ensemble d'éléments en interaction.  Il est en outre remarquable que les phénomènes émergents apparaissent en l'absence de toute coordination ou contrôle central. L'émergence se réalise en l'absence "main invisible".  

 Les phénomènes d'émergence se retrouvent partout. Un exemple typique en est la forme en V des nuées d'oiseaux. Elle ne résulte pas du fait qu'un oiseau a été sélectionné comme le chef que les autres oiseaux suivent. Au contraire, le comportement de chaque oiseau n'est déterminé  que sur la position relative des oiseaux voisins. La forme en V n'est donc ni planifiée ni commandée à partir d'un centre; elle émerge de simples règles d'interaction. Le vol des nuées d'oiseaux met en évidence une des caractéristiques les plus remarquables des phénomènes émergents: des régularités à un niveau supérieur ne résultent souvent que de règles simples à un niveau inférieur. 

La foule en est un autre exemple puisqu'il s'agit d'un phénomène qui émerge de la relation entre un grand nombre d'êtres humains et qui possède des propriétés différentes de celles des individus.  L'odeur du sulfure d'hydrogène n'existe pas au niveau atomique et naît au niveau moléculaire.  Il en va de même pour la forme des flocons de neige, la conscience, les réseaux sociaux, mais aussi les bouchons dans la circulation, la dépression ou le cancer.


2) Emergence forte et émergence faible

 

Le concept d'émergence pose la question de la possibilité de la réduction d'un niveau à un autre. C'est pour cette raison que l'on distingue souvent une émergence forte d'une émergence faible. L'émergence forte présente un caractère d'irréductibilité au sens où les éléments d'un système ne possèdent les propriétés du système. A l'inverse, on parle d'émergence faible lorsque les propriétés du second niveau sont certes différentes de celles du niveau inférieur mais peuvent y être réduites. Dans ce cas, la connaissance des éléments microscopiques permet celle des qualités macroscopiques.

 

3) Le problème de la hiérarchie des sciences

 

La discussion sur la possibilité ou l'impossibilité de la réduction des phénomènes émergents engage la question de la hiérarchie des sciences. La possibilité de réduire les propriétés de niveaux supérieurs aux propriétés d'un niveau inférieur implique une réduction des différentes sciences à la science la plus élémentaire qu'est la physique. A l'inverse, la thèse de l'irréductibilité des phénomènes émergents justifie l'autonomie des différentes sciences qui étudient des lois propres à chaque niveau d'émergence. La théorie émergentiste débouche sur une conception stratifiée et hiérarchisée de la réalité et des sciences selon le niveau d'émergence.

 

4) Le problème de l'accroissement de la complexité avec l'émergence

 

On peut aussi penser que la complexité des états émergents est toujours plus élevée que celle des états dont ils émergent (Willke, 1996). Mais cela amène à se demander en quel sens on peut affirmer que la complexité des interactions sociales est supérieure à celle des processus chimiques qui sont à l'oeuvre dans les individus (Greve/Schnabel 2014: 24). Niklas Luhmann fait ainsi remarquer peut-être à bon droit que "le problème maintes fois abordé de savoir comment le tout peut être plus que la somme des parties est donc mal posé. La question à se poser devrait plutôt être de savoir comment le tout peut être moins que la somme de ses parties" (Luhmann 2009: 290, note 45)


5) Le problème de l'émergence sociale

 

Les phénomènes sociaux sont souvent décrits comme des phénomènes émergents. Mais, alors qu'il s'agissait d'une préoccupation centrale dans la pensée d'Emile Durkheim (Durkheim 2002), rares ont été par la suite les recherches sociologiques visant à expliquer ce concept.

Un regain d'intérêt pour ce concept a amené à distinguer trois positions sociologiques (Sawyer 2005, Greve/Schnabel 2014: 25). 1) Une première position défendue notamment par Sawyer est que la sociologie a pour objet l'émergence sociale. Il soutient que "l'émergence sociale est le phénomène clé des sciences sociales. La science politique, l'économie, les sciences de l'éducation l'histoire et la sociologie étudient des phénomènes qui, par le biais d'un processus social issu des système sociaux, naissent de l'interaction d'individus. Je soutiens la thèse que la sociologie doit devenir la science fondamentale de l'émergence sociale" (Sawyer 2014: 205). Telle est également la perspective du systémisme de Niklas Luhmann qui cherche à expliquer comment un ordre social est possible et pour lequel la société n'est constituée que de communications irréductibles aux phénomènes psychiques. 2) Une deuxième position soutient un individualisme non réductionniste pour lequel le fondement de la sociologie consiste en actions individuelles mais affirme en même temps une autonomie des phénomènes sociaux vis-à-vis de cette base et accorde de ce fait un statut de science propre à la sociologie (Greve 2014: 286). 3) Selon une troisième position, le concept d'émergence ne peut être transposé en sociologie que de manière limitée.

 

 

Bibliographie

 

Emile Durkheim (2002), "Représentations individuelles et représentations collectives" in Sociologie et philosophie, 2e édition, Paris.

Jens Greve/Annette Schnabel (2014), Emergenz. Zur Analyse und Erklärung komplexer Strukturen, 2e édition, Berlin

Jens Greve (2014), "Emergenz in der Soziologie. Eien Kritik des nichtreduktiven Individualismus" in Jens Greve/Annette Schnabel (2014), Emergenz. Zur Analyse und Erklärung komplexer Strukturen, 2e édition, Berlin

Niklas Luhmann (2009), "Wirtschaft als soziales System" in Soziologische Aufklärung 1. Aufsätze zur Theorie sozialer Systeme, 8e édition, Wiesbaden

R. Keith Sawyer (2005), Social Emergence. Societies as Complex Systems, New York

R. Keith Sawyer (2014), "Emergenz, Komplexitâtund die Zukunft der Soziologie" in Jens Greve/Annette Schnabel (2014), Emergenz. Zur Analyse und Erklärung komplexer Strukturen, 2e édition, Berlin