Complexité

Comprendre la science des systèmes complexes

La confiance comme réduction de la complexité

 

Les sociologues s’accordent pour faire de la confiance un des ciments du lien social. Sans celle-ci, nous ne montrions pas dans un avion, nous ne déposerions pas notre argent dans une banque, nous n’achèterions pas de la viande au supermarché, nous ne vivrions pas en couple. Le thème de la confiance a néanmoins connu récemment un regain d’intérêt incontestablement lié à la conscience d’être entré dans une phase avancée de la modernité, caractérisée par une différenciation fonctionnelle très poussée, un anonymat accru, un développement des structures organisationnelles, un accroissement des risques et un déclin des formes traditionnelles d’appartenance au profit d’un univers marqué par une réflexivité à l’égard des modèles sociaux. Cette « obsession de la modernité[1] » prend aussi sa source dans une crise de la confiance : à l’égard des institutions démocratiques et de leur capacité à résoudre les problèmes auxquelles nos sociétés sont confrontées, mais aussi à l’égard de l’industrie et des développements technologiques qui font courir des risques perçus comme de plus en plus menaçants. Une culture de la méfiance se propage dans des champs toujours plus étendus de la vie sociale.

            Notre article vise à clarifier un mécanisme d’une grande complexité en répondant à trois questions : quels sont les caractères essentiels de la confiance ? Quelles fonctions sociales assure-t-elle ? Et quelle transformation a-t-elle connu dans une société moderne marquée par l’anonymat et la différenciation en systèmes dotés d’une fonction propre ? 

 

I.                   Les éléments constitutifs de la confiance

 

            Si l’on s’accorde sur son importance sociale, la confiance semble échapper à tout effort de définition tant elle revêt des formes les plus diverses. En effet, l’objet de la confiance peut être une personne, soi-même, un Dieu, un professionnel, un produit, un système technique ou expert, une institution ou plus généralement un système social. A défaut d’en donner une définition stricte, on peut néanmoins chercher à en déterminer les dimensions constitutives.

            La confiance présuppose tout d’abord un manque de connaissances. Elle constitue un équivalent fonctionnel du savoir au sujet des intentions d’acteurs souvent pas ou mal connus dans une société moderne largement anonyme. C’est donc avec raison qu’Anthony Giddens souligne que « la première situation exigeant un besoin de confiance n’est pas l’absence de pouvoir, mais l’insuffisance d’information[2] ». Georg Simmel notait déjà que la confiance se situe entre le savoir complet et l’absence de savoir et que « celui qui sait tout n’a pas besoin de faire confiance, celui qui ne sait rien ne peut raisonnablement même pas faire confiance[3] ». Dans son analyse des interactions professionnelles, qu’il illustre par la relation entre le médecin et le patient, Talcott Parsons montre que la confiance sert à combler le « competence gap » entre l’expert et le profane.

            Il n’y a donc confiance que parce qu’il est impossible de maîtriser toute la complexité d’une situation. En raison même de l’insuffisance des informations, la réduction de la complexité qu’opère la confiance s’apparente dès lors plus à une induction qu’à une déduction. La confiance se construit à partir des expériences antérieures. Une femme accordera son crédit à son mari à partir de sa fidélité, de son attention, de son soutien (par exemple au moment de la grossesse) ou de son aide dans les tâches ménagères. Elle se forme progressivement lorsque l’autre tient parole ou ne ment pas.

            Requérant une extrapolation effectuée à partir des informations disponibles, la confiance ne peut donc jamais être pleinement fondée. Elle nécessite un saut dans l’incertitude et comporte de ce fait toujours un risque. Les relations de confiance comportent une asymétrie du fait qu’il existe un décalage temporel entre le moment où on accorde sa confiance et celui où l’action de l’autre agent confirmera ou non son bien-fondé. C’est précisément dans cette non-simultanéité que se situe le risque lié à la confiance. Selon Niklas Luhmann[4], c’est dans la confiance personnelle que le risque est le plus manifeste. Il distingue la familiarité avec certaines choses, êtres humains ou situations, la confiance personnelle et la confiance dans des systèmes fonctionnels (l’économie, la science, la politique ou la justice). La différence entre ces trois attitudes dépend de la question de savoir si on perçoit cette déception comme un risque, c'est-à-dire comme la conséquence de sa propre décision[5]. Etre familier d’une personne ou d’une situation n’est pas l’objet d’un choix par une subjectivité : la situation familière est donnée. Dans la confiance systémique, l’attente est bien accompagnée de l’anticipation future d’un danger de déception mais qui ne peut être évité par sa propre décision. On sait par exemple que l’économie connaîtra des crises périodiques, que ses biens pourront perdre de leur valeur ; les éventuels dommages de telles crises ne sont pas pour autant considérés comme les conséquences de sa propre décision et on n’envisage pas sérieusement de se soustraire à l’économie monétaire. C’est uniquement dans la confiance personnelle que la déception est envisagée comme une conséquence de sa propre décision. C’est pour cette raison qu’elle peut faire l’objet d’un regret.

            Enfin, la confiance ne concerne que les attentes qui ont des répercussions sur ma propre décision. C’est ce qui distingue la confiance du simple espoir. Dans la confiance, l’attente à l’égard des libres sélections d’autrui conditionne mon propre agir. Il n’y a de confiance que lorsque, pour déterminer mon propre agir, je dois savoir quelles actions je peux attendre d’autrui. Une personne est digne de confiance si on estime que la probabilité que son comportement ne corresponde pas à nos attentes est relativement faible. Je m’associe à telle personne dans la création d’une entreprise uniquement parce que j’estime qu’elle dispose de compétences dont je manque. Cela diffère de l’espérance que cette entreprise prospérera.

           

 

II.                Les fonctions sociales de la confiance

 

            La confiance constitue un socle de l’existence tant individuelle que sociale. Au plan psychologique, une confiance de base, une assurance, est nécessaire à la stabilité psychique et au développement de la personnalité. Les psychologues ont montré que cette confiance première se forge dès la prime enfance dans la relation avec les parents. La confiance tisse tout autant la trame de la société. Georg Simmel voyait déjà en elle « l’une des forces de synthèse les plus importantes au sein de la société[6] ». Sans confiance des individus les uns envers les autres ou envers les institutions, la société s’effondrerait ou ne se maintiendrait que dans la peur.

            Plus précisément, la confiance assure plusieurs fonctions. Elle procure tout d’abord sentiment de sécurité qui permet de ne pas vivre en permanence dans l’angoisse ou la peur ; c’est ce qui fait dire à Niklas Luhmann que si l’être humain « ne faisait pas confiance de manière courante, il n’arriverait même pas à quitter son lit le matin. Une angoisse indéterminée, une répulsion paralysante l’assailliraient… Tout serait alors possible. Nul ne peut supporter une telle confrontation immédiate avec la plus extrême complexité du monde[7] ». Il est par ailleurs possible de voir dans ce qu’Erving Goffman appelle l’ « inattention civile » le fondement de la confiance interpersonnelle au sein de la société moderne caractérisée par l’anonymat[8]. Cette forme d’engagement de face se définit comme un principe de politesse minimale, comme une distance polie qui se manifeste par un coup d’œil furtif sur autrui et l’évitement du regard au moment où les personnes se croisent. Par cette conduite, l’individu montre qu’il ne soupçonne pas d’attitude malveillante chez autrui. Cette forme élémentaire de coordination sociale manifeste la reconnaissance d’une coprésence dénuée d’intention hostile. Elle s’oppose à différentes formes du regard méprisant qui ne reconnaissent pas l’autre comme personne. Il en est ainsi du regard trop insistant (à l’égard par exemple de personnes handicapées ou de couleur) ou d’une indifférence par laquelle on signifie que l’autre ne mérite pas d’être regardé.

            Par ailleurs, la confiance remplit une fonction normative d’intégration. La société ne peut en effet reposer sur le seul intérêt des individus. Pour faire société, il faut que les acteurs sociaux se fassent une représentation rationnelle de la conduite probable des autres acteurs. L’intégration sociale nécessite la solidarité, comprise comme la capacité de mettre en accord les individus d’un système avec les besoins intégratifs de celui-ci, d’empêcher les comportements déviants et par là de favoriser les conditions d’une coopération harmonieuse. La société repose sur la confiance car, pour pouvoir vivre ensemble, les individus doivent considérer que les autres individus respecteront probablement leurs engagements. La confiance est ainsi la croyance d’un individu que les autres vont subordonner leur intérêt personnel à la collectivité en l’accordant aux normes sociales et, partant, assumer leur responsabilité sociale. On ne monte dans un téléphérique que parce qu’on pense que les services de maintenance ont fait leur travail consciencieusement.

            La confiance permet en outre une réduction de la complexité, nécessaire à la formation et à la stabilisation de l’ordre social. Niklas Luhmann part du constat que le monde présente plus de possibilités que celles que les acteurs sociaux peuvent prévoir. Ceux-ci n’ont alors d’autre choix que d’interpréter le monde en sélectionnant les informations. Cette complexité est redoublée par le fait que les autres êtres humains peuvent eux aussi sélectionner librement. C’est parce que, dans une telle société, nous en savons toujours moins au sujet des autres avec lesquels nous entrons en contact que la confiance est requise pour masquer les risques et les contingences et pour permettre la poursuite coordonnée des interactions. La confiance sert de mécanisme élémentaire de stabilisation des attentes et ainsi de condition de possibilité de l’agir individuel : « Là où il y a confiance, il existe davantage de possibilités d’expérience et d’action, la complexité du système social s’accroît et, donc, le nombre de possibilités que celui-ci peut réconcilier par sa structure, puisque réside dans la confiance une forme plus efficace de réduction de la complexité[9] ». Réduisant l’incertitude et la complexité, la confiance constitue ainsi un fond routinier des interactions quotidiennes qui rend le monde social prédictible et fiable.

            Enfin, la confiance sert aussi, pourrait-on dire, de lubrifiant social ; elle facilite la coordination de l’agir social dans des conditions d’un anonymat étendu. La confiance permet d’élargir le champ d’action dans une situation de risque. Elle favorise la coopération en assurant que les acteurs sociaux ne feront pas défaut. Elle régule les interactions sociales non en limitant la liberté mais en permettant une collaboration entre agents libres. Sans la confiance dans la baby-sitter, nous nous priverions d’une soirée avec des amis ; sans la confiance dans nos voisins dans le train, nous ne pourrions aller prendre un café au wagon-bar tout en laissant des effets personnels à notre place.

 

 

III.              De la confiance dans les personnes à la confiance dans les systèmes

 

Une approche socio-historique permet de préciser la fonction sociale de la confiance. Ce n’est en effet qu’avec la modernité que la confiance devient un fondement du tissu social qui ne repose plus uniquement sur la familiarité. Elle n’est d’ailleurs conçue comme un mécanisme fondamental des relations sociales qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle. Cette préoccupation n’a cessé de croître au cours du XIXe siècle et a culminé à partir du dernier tiers du XXe siècle. La familiarité caractérise des situations que nous connaissons bien et dans lesquels nous pouvons nous orienter à partir de codes communs de conduite (des normes morales, des signes, des symboles, des rituels) qui permettent de prédire ce qu’on peut attendre d’autrui. Dans les sociétés traditionnelles, il n’est guère besoin d’accorder son crédit : la familiarité y garantit une prédictibilité élevée des comportements. Cela ne signifie pas que les sociétés traditionnelles aient ignoré la confiance ; cependant celle-ci ne fut appréhendée comme constitutive de la société qu’avec les transformations radicales que connues la société à partir de la fin du XVIIIe siècle[10]. Au premier rang de celles-ci se trouve l’anonymat. Dans les sociétés modernes, nous sommes fréquemment en relation avec des personnes inconnues. En particulier dans les contextes urbains, nous vivons avec des personnes que nous ne connaissons pas sans pour autant les considérer comme menaçantes. Avec la modernité, le monde, marqué par l’effritement de repères stables et changements incessants, devient plus imprévisible et perd de son évidence routinière. C’est à partir du moment où l’environnement social a perdu sa familiarité que la confiance devint essentielle aux interactions sociales.

En sus de l’anonymat, le passage à la modernité s’est accompagné d’une différenciation de la société en systèmes doués d’une fonction propre. Cela a pour conséquence que la confiance nécessaire à la cohésion sociale ne peut plus être dirigée uniquement vers des personnes : une confiance envers les systèmes et leurs médias symboliques (l’argent, le pouvoir, etc.) est elle aussi nécessaire. Georg Simmel a été le premier à percevoir cette évolution. A ses yeux, le comportement interpersonnel de la société moderne se caractérise par le fait que « la motivation et la régulation de ce comportement … se sont objectivées de telle sorte que la confiance ne requiert plus une connaissance réellement personnelle[11] ». L’argent est à cet égard un médium idéal-typique. Le système économique ne peut en effet fonctionner que si on a confiance dans la stabilité de l’argent. Cette confiance ne repose pas tant sur des personnes que sur le fonctionnement du système économique lui-même : « celui qui possède de l’argent n’a pas besoin de faire confiance aux autres[12] » dit Luhmann en ce sens. Cette dépersonnalisation de la confiance systémique facilite d’ailleurs grandement la perpétuation des opérations économiques car elle permet d’assurer dans le présent des attentes futures qui ne sont pas encore définies. Pourtant, le fonctionnement du système économique et de l’argent reste très largement obscur. La confiance systémique sert ainsi d’équivalent fonctionnel de la certitude mais rend ainsi le contrôle du système très difficile.

            Partant du constat similaire que les institutions modernes sont étroitement liées à des mécanismes de confiance dans des systèmes abstraits et experts, Anthony Giddens estime quant à lui que les « points d’accès » joue un rôle décisif dans l’édification de la confiance systémique. Ceux-ci désignent les points de contact avec les représentants des systèmes (un médecin, l’employé d’une administration, une hôtesse de l’air, etc.) qui doivent permettre de générer la confiance en faisant la preuve de la fiabilité. C’est pour cette raison que ces représentants doivent manifester une attitude professionnelle pour gagner la confiance, et cela d’autant plus que l’activité présente des risques. Un des rôles des professionnels est de gagner la confiance personnelle en vue de créer la confiance dans le système. A ces points d’accès, la distinction faite par Erwing Goffman entre la scène et les coulisses s’avère décisive. Le comportement « sur scène » permet de masquer l’irréductible contingence systémique, les limites du savoir des spécialistes et les éventuelles défaillances. Par ailleurs, dans la mesure où une certaine défiance s’exprime à l’égard des systèmes, ces points d’accès sont, selon Giddens, des « points de tension entre scepticisme profane et compétence professionnelle[13] ». Les expériences vécues dans ces points vulnérables conditionnent ainsi largement le degré de confiance envers les systèmes.

            Pourtant, alors que la confiance procure un indispensable sentiment de sécurité dans notre rapport aux autres et au monde, les sociétés contemporaines sont confrontées à une profonde crise de confiance qui se manifestent notamment par une défiance à l’égard des institutions et des systèmes. La crise économique et l’explosion du chômage qu’elle provoque ont suscité un sentiment d’insécurité et de vulnérabilité. La flexibilité du travail, favorisée par le libéralisme économique, génère de nouvelles formes de précarité et empêche les salariés qui accumulent les contrats à durée déterminée de se projeter avec assurance dans l’avenir. Une telle défiance peut déboucher sur du fatalisme. Nous ne faisons plus confiance dans les institutions politiques ou le système économique pour résoudre les problèmes dans la société ; mais nous ne cherchons pourtant pas à les modifier ou à nous en soustraire. L’usage de Facebook est de ce point de vue significatif. Nous savons que ce réseau social utilise nos données personnelles à des fins commerciales ; mais nous continuons à en faire usage pour entretenir nos relations personnelles ou pour parfaire notre présentation de nous-mêmes. La défiance à l’égard des systèmes experts se manifeste quant à elle par un repli sur des formes de socialité fondées sur la confiance personnelle et par une repersonnalisation de la confiance systémique. Le populisme et le fascisme représentent assurément des modes de cette repersonnalisation[14]. Le populisme s’alimente en effet d’une méfiance à l’égard des institutions politiques et cherche à faire reposer la confiance sur les qualités charismatiques du leader en cherchant à créer une intimité artificielle et parfois quasi religieuse avec le « peuple ». Enfin, la prolifération des lois dans des champs les plus divers témoigne d’un recul inquiétant de la régulation sociale par la confiance. On peut voir dans cette extension de la juridicisation au détriment de l’intégration sociale par la confiance une des formes de ce que Jürgen Habermas nomme la « colonisation du monde de la vie » par la rationalité systémique[15].



[1] Selon l’expression d’Ute Frevert, Vertrauensfragen. Eine Obsession der Moderne, Munich, 2013.

[2] Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, 1994, p. 40.

[3] Georg Simmel, Sociologie, Paris, 1999, p. 356.

[4] Niklas Luhmann, La confiance, Paris, 2006.

[5] Luhmann distingue le risque du danger. Selon lui, on peut parler de risque lorsque les dommages possibles sont considérés comme la conséquence de sa propre décision. Il est en revanche question de danger lorsqu’un préjudice éventuel est produit extérieurement par l’environnement, par des événements naturels ou par des décisions d’autres personnes ou organisations, et échappe ainsi à son propre contrôle.

[6] Op. cit., p. 355.

[7] Op. cit., p. 1.

[8] Erving Goffman, Comment se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements, Paris, 2013, pp. 73-77.

[9] Op. cit., p. 8.

[10] Sur ce point, voir Ute Frevert, op. cit., p. 23 sq.

[11] Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, 1999, p. 339.

[12] Op. cit., p. 60.

[13] Op. cit., p. 97.

[14] Sur ce point, voir Claus Offe, « Wie können wir unseren Mitbürger vertrauen ? » in Hartmann, op. cit., pp. 284-285.

[15] Voir Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome 2, Paris, 1987.