Complexité

Comprendre la science des systèmes complexes

La société du risque

La complexité de la société moderne mondialisée accroît considérablement les incertitudes et les aléas. Ces incertitudes s’expriment en particulier à travers la montée des risques et des crises permanentes. Cette complexité rend caduque l’espérance d’une prévisibilité des événements futurs à partir de lois déterministes. L’ignorance et l’incertitude se retrouvent par là même au cœur du savoir.

 

L’expertise scientifique peut chercher à développer des calculs qui permettraient d’anticiper d’éventuels dommages. Mais, comme a pu le montrer le sociologue des organisations Charles Perrow dans son analyse des risques liés à la technique, de tels calculs ne peuvent être effectués de manière satisfaisante qu’après la survenue des dommages. Les commissions d’enquête ne peuvent ainsi déterminer qu’a posteriori ce qui a été mal fait et ce qui aurait dû être fait (Perrow 1984 : 24). Il peut être tentant d’expliquer de tels accidents par des défaillances humaines, par de mauvaises manœuvres ou de mauvaises appréciations. Une telle imputation présuppose néanmoins que les systèmes obéissent à une causalité linéaire, que les causes puissent être clairement établies et les effets anticipés. Elle méconnaît le fait que les installations techniques susceptibles de provoquer un accident sont le plus souvent des systèmes complexes (1984 : 72 sq.). La très haute complexité de certaines installations industrielles accroît l’occurrence de l’inattendu de sorte que les prévisions apparaissent comme des réductions simplificatrices des phénomènes. Charles Perrow en déduit que « la représentation d’interactions inattendues nous devient toujours plus familière. Cette représentation caractérise notre monde politique et sociétal comme celui de la technique et de l’industrie » (1984 : 168). A mesure que la taille et le nombre de fonctions que les systèmes doivent remplir s’accroissent, que leurs environnements deviennent hostiles, les interactions entre les systèmes deviennent plus imprévisibles et inattendues et les incidents plus fréquents. Les accidents systémiques deviennent « normaux ».

 

En accord avec les analyses de Perrow, Ulrich Beck estime que la compréhension de l’avènement d’une société du risque impose de distinguer deux types de théories scientifiques (Beck 2007). Les théories linéaires ne voient pas dans l’ignorance une dimension constitutive de la modernité ; elles limitent le savoir à des scientifiques dont l’expertise doit permettre de prendre des décisions consensuelles. A l’inverse, les théories non linéaires admettent que l’ignorance représente un problème central des sociétés modernes. Elles reconnaissent également une pluralité des formes de rationalité. De multiples champs de savoir présentent des certitudes contradictoires. Le point de vue des ingénieurs diffère généralement de celui des personnes concernées qui sont rarement convaincues par les arguments des scientifiques. Différents réseaux de savoir entrent ainsi souvent en conflit et développent des stratégies pour imposer leur point de vue. « Là un réseau d’acteurs fermé et consensuel, ici un réseau ouvert et dissensuel » résume Beck, affirmant par là que seule la seconde approche théorique permet une véritable compréhension de la société du risque (2007 : 229).

 

Niklas Luhmann s’inscrit résolument dans la même perspective : « le fait que telles catastrophes arriveront avec une certaine normalité constitue depuis lors un savoir disponible, quoiqu’il ne soit pas un savoir rassurant » (Luhmann 2006 : 158). Il constate lui aussi que loin de faire reculer l’ignorance, le savoir accroît l’incertitude et par là même le risque. Cela est particulièrement frappant dans le cas de l’écologie.  Dans ces conditions, les prévisions se heurtent à une limite indépassable : elles ne peuvent être réalisées qu’avec des modèles réduisant fortement la complexité. Cependant, Luhmann étend le risque, que Perrow limitait aux installations de hautes technologies, à l’ensemble de la société moderne. Les activités juridiques, médicales, économiques, éducatives ou affectives présentent elles aussi des risques car ceux-ci sont socialement construits. Un agent prend en effet un risque lorsque les dommages possibles sont envisagés comme la conséquence de sa décision. Il est en revanche question de danger lorsqu’un préjudice éventuel est produit extérieurement par l’environnement. Et le passage à la modernité se double d’une transformation des dangers en risques car les dommages se voient de plus en plus imputés à des décisions. (Luhmann 1991, Le Bouter 2014).

 

 

Bibliographie

 

Ulrich Beck (2007), Weltrisikogesellschaft. Auf der Suche nach der verlorenen Sicherheit, Francfort/Main

Flavien Le Bouter (2014), « La sociologie constructiviste du risque de Niklas Luhmann », Communication et organisation, n°45, pp. 33-48.

Niklas Luhmann (1991), Soziologie des Risikos, Berlin, New York, de Gruyter

Charles Perrow (1984), Normal Accidents. Living with High-Risk Technologies, Princeton